Etude linéaire, grammaire, Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein

"— Tatiana je t’aime, je t’aime Tatiana... sa suffisance inviolable, géante aux mains d’enfant."

Marguerite duras 1993

— Tatiana je t’aime, je t’aime Tatiana.

Tatiana acquiesça, consolatrice, maternellement tendre

— Oui. Je suis là. Près de toi. Tout d’abord dans le plaisir qu’elle aime de voir dans quelle liberté on était auprès d’elle puis, tout à coup, interdite, dans l’orient pernicieux des mots.

— Tatiana, ma soeur, Tatiana.

Il devait y avoir une heure que nous étions là tous les trois, qu’elle nous avait vus tour à tour apparaître dans l’encadrement de la fenêtre, ce miroir qui ne reflétait rien et devant lequel elle devait délicieusement ressentir l’éviction souhaitée de sa personne.

— Peut-être que sans le savoir... dit Tatiana, toi et moi...

Ce fut le soir enfin.

Jacques Hold recommença encore avec de plus en plus de mal à posséder Tatiana Karl. A un moment, il parla con%nûment à une autre qui ne voyait pas, qui n’entendait pas, et dans l’in%mité de laquelle, étrangement il parut se trouver. Et puis le moment arriva où Jacques Hold n’eut plus les moyens de posséder encore Tatiana Karl. Tatiana Karl crut qu’il s’était endormi. Elle le laissa à ce répit, se bloTt contre lui qui était à mille lieues de là, nulle part, dans les champs, et aUendit qu’une nouvelle fois encore, il l’empoigne. Mais inutilement. Tandis qu’il dormait, croyait-elle, elle, elle lui parla :

— Ah ces mots, tu devrais te taire, ces mots, quel danger. Ta%ana Karl regreUa. Elle n’était pas celle qu’il aurait pu aimer. Mais n’aurait-elle pas pu l’être, elle, autant qu’une autre? Il était entendu depuis le début qu’elle ne serait que la femme de S. Tahla, rien d’autre, rien, qu’elle ne croyait pas que le changement foudroyant de Michael Richardson était pour quelque chose dans ceUe décision. Mais quel dommage tout à coup, ces mots de sen%ment, perdus? Ce soir-là, pour la première fois depuis le bal de T. Beach, dit Tatiana, elle retrouva, elle eut dans la bouche le goût commun, le sucre du coeur 

Je suis retourné à la fenêtre, elle était toujours là, là dans ce champ, seule dans ce champ d’une manière dont elle ne pouvait témoigner devant personne. J’ai su cela d’elle en même temps que j’ai su mon amour, sa suffisance inviolable, géante aux mains d’enfant

 

- Margeurite Duras écrivaine, réalisatrice, scénariste, journaliste, féministe et philosophe française du 20ème siècle publie Le Ravissement de Lol V. Stein en 1964 une réécriture de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette qui reconfigure le topos du triangle amoureux.

- Le roman reprend plusieurs thématiques : l’amour et les relations humaines complexes dans un style, concis, mystérieux et poétique. Une écriture marquée par le mouvement du Nouveau Roman dans son traitement de la narration et des personnages.

- L’histoire qui gravite autour de Lola la protagoniste est racontée par Jacques Hold, l’amoureux de l’héroïne. Il tente durant toute l’œuvre de comprendre l’histoire le Lol V. Stein.

- En outre la complexité de Lola est inspirée par une jeune folle que la romancière a rencontrée auparavant dans l’hôpital psychiatrique de Villejuif - Dans l’extrait le narrateur-personnage est à l’hôtel des Bois en pleine relation charnelle avec Tatiana Karl, tandis que Lol V. Stein, la meilleure amie de Tatiana est dehors, dans un champ, en train d’espionner à travers la fenêtre. Jacques Hold le sait et il est en train de tomber amoureux de Lola

Comment Duras s’y prend-elle pour réécrire le topos du triangle amoureux ?

Annonce du plan

 conversation amoureuse entre Tatiana et Jacques au discours direct. 

long monologue de Jacques qui ne nous est pas rapporté et plusieurs étreintes charnelles entre lui et Tatiana.

 comment l’écrivaine décrit-elle un nouveau coup de foudre, entre Jacques et Lol?

les mots d’amours dans un triangle amoureux de la ligne 1 à 11

Dans un premier temps, les mots d’amour structurés en chiasme rapportés au style direct de Jacques Hold ouvrent le texte : « Tatiana, je t’aime, je t’aime Tatiana » (l.1). Ce choix de vocabulaire est intéressant sachant que les deux personnages se désirent plus qu’ils ne s’aiment.

- Les répliques sont courtes, orales, répétitives, souvent sans vers, dans un rythme ternaire. Elles sont interrompues par de la narration. On a l’impression que les cinq répliques se suivent et en même temps ne suivent pas, donc ce n’est pas une réelle conversation, ce ne sont que des mots superficiels.

- La dernière réplique reste mystérieuse. « Peut-être que sans le savoir, toi et moi… » (l.11). L’hésitation, la négation, l’aposiopèse dans cette phrase opposent la formulation du couple « toi et moi » et créent  un effet de scène romanesque et très cinématographique. Cela correspond bien au style de Duras qui comme nous l’avons dit est une écrivaine mais aussi une scénariste et réalisatrice de films.

- Néanmoins, leur relation est étrange car Tatiana est « maternellement tendre » (l.2). Jacques l’appelle « ma sœur » (l. 6). Ensuite on ressent un certain paradoxe dans la scène puisqu’il y a des gestes et des mots d’amour qui ne semblent pas réels. De ce fait Tatiana doute de cette déclaration « dans l’orient pernicieux des mots ».

• en fait, cette déclaration d’amour est pour quelqu’un d’autre, Lol. C’est ce que souligne la phrase de narration de Jacques. « Il devait y avoir une heure que nous étions là tous les trois » (l.8).

- Par ailleurs, cet extrait construit un espace ambigu et complexe :

• D’une part deux personnages sont dans une chambre et ils sont observés depuis l’extérieur par un troisième. Lola qui est absente dans la scène est présente dans le texte : (« elle nous avait vus »).

• D’autre part l’héroïne se voit chez les deux amants car dix ans plus tôt elle était dans le même hôtel avec Michael Richardson.

- Ce jeu entre la présence-absence crée une nouvelle forme de désir, d’où l’adverbe « délicieusement » (l. 9)

Duras représente la translation d’une femme vers une autre de la ligne 12 à 18

- Pendant l’amour, Jacques s’adresse à quelqu’un d’autre, on devine qu’il s’agit de Lol : « A un moment, il parla continûment à une autre qu’il ne voyait pas, qui n’entendais pas, et dans l’intimité de laquelle, étrangement il parut se trouver »

- La structure spatiale entrecoupée d’ellipses fait que l’échange est étrange car Lol ne peut pas entendre Jacques, Jacques ne peut pas la voir. La phrase crée cependant une symétrie entre Jacques et Lol. Car malgré cette distance, ils semblent ensemble. L’intimité avec Tatiana représente l’intimité avec Lol.

- Par conséquent, l’incapacité progressive de Jacques à posséder Tatiana le rend aussi présent-absent dans cette scène. Cela est souligné par la romancière lorsque Tatiana le suppose endormi l.19 on remarque le verbe modalisateur « croyait-elle ».

- Il ne peut l’ « empoigner » (l.18), il a également des verbes de plus e plus violents : « posséder » « blotti[e] » contre lui (l.17). Malgré ce rapprochement physique à Tatiana il est dans une distance hyperbolique « à mille lieues de là, nulle part, dans les champs » 

la fin de l’amour pour Tatiana est le début de l’amour pour Lol de la ligne 19 à 29

Dans l’esthétique du Nouveau Roman, les personnages sont plus flous. Il n’y a plus de narrateur omniscient, plus personne qui dit la vérité. Dans le dernier mouvement du texte, le point de focalisation de la narration a bougé. On est passé de Jacques à Tatiana. En effet c’est elle qui parle au discours direct, « Ah ces mots, tu devrais te taire, ces mots, quel danger ». C’est comme si Tatiana savait que le « je t’aime » de Jacques ne lui est pas adressé. - Le doute qu’elle ressentait suite à la déclaration d’amour est exprimé avec le flou autour du pronom « Elle ». « Elle n’était pas celle qu’il aurait pu aimer ». qui semble désigner Tatiana. D’où la phrase précédente « Tatiana Karl regretta ». - On en déduit que dans le roman les les pronoms cachent une vérité plus profonde. Ils se présentent sous différentes combinaisons.

• « Tatiana, je t’aime, je t’aime Tatiana. » « Tatiana, ma sœur, Tatiana. » qui produit des assonances ou des paronomases • « Tatiana Karl regretta. » ici le verbe « regretta » donne plus de poids au sujet « Tatiana Karl ».

• Les lieux sont aussi comme des personnes : les toponymes comme S. Tahla, ou T. Beach. ont une forme étrange Car, dans le roman, le lieu construit le personnage.

L’importance du lieu dans l’intrigue est est la grande innovation de Duras. Qui fait référence aux  vieux topos du triangle amoureux. Cette scène se superpose à une autre scène, vécue au bal du casino de T. Beach où Lol a vu son fiancé Michael Richardson se faire ravir, par une autre femme Anne-Marie Stretter. C’est à cet épisode que la fin de notre extrait fait allusion en analepse. « le changement foudroyant de Michael Richardson »

- Au final  se produit ce qu’attend Lol depuis 10 ans : le début de l’amour. « ce soir-là, pour la première fois depuis le bal de T. Beach […] elle eut dans la bouche le goût commun, le sucre du cœur. » (l. 26) On note que le langage est à la fois métaphorique, poétique et mystérieuse.

- Par ailleurs, la romancière insiste à la fin de l’extrait sur l'idée que Lol est devenue folle parce qu’elle a vu deux êtres tomber amoureux devant elle comme si elle avait vu Dieu. D’où le titre du roman le ravissement. Or quand sa mère l'a interrompue, elle est devenue la douleur incarnée de la passion. Ici elle peut finir la scène d’il y a dix ans. De ce fait le triangle amoureux remplit l’espace vide laissé par Michael Richardon

 

Grammaire

 

 

Entendre ça, ce qu’il dirait si elle n’était pas Tatiana, ah! douce parole

PSR Périphrastique antécédent = ce

CC Condition inversée

apposition reliée à entendre

Date de dernière mise à jour : 20/09/2021

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