Etude linéaire de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil, ch 18 : Comment raconte-t-il une histoire dont il connaît déjà le dénouement?

Lery festoie chez les tupis - Il décrit sa nuit blanche - Finalement il y a la révélation du matin. Analyse des trois mouvements du texte

Lery 1

Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil, 1578, chapitre 18

Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, 1578, chapitre 18, « Ce qu’on peut appeler lois et police civile entre les sauvages : comment ils traitent et reçoivent humainement leurs amis qui les vont visiter : et des pleurs, et discours joyeux que les femmes font à leur arrivée et bienvenue »

Lecture du texte

Car comme nous fûmes entrés en une maison de ce village, où selon la mode du pays, nous nous assîmes chacun dans un lit de coton pendu en l’air : après que les femmes (à la manière que je dirai ci-après) eurent pleuré, et que le vieillard, maître de la maison eut fait sa harangue à notre bienvenue : le truchement à qui non seulement ces façons de faire des sauvages n’étaient pas nouvelles, mais qui au reste aimait aussi bien à boire et à caouiner qu’eux, sans me dire un seul mot, ni m’avertir de rien, s’en allant vers la grosse troupe de ces danseurs, me laissa là avec quelques-uns : tellement que moi qui étais las, ne demandant qu’à reposer, après avoir mangé un peu de farine de racine et d’autres viandes qu’on nous avait présentées, je me renversai et couchai dans le lit de coton sur lequel j’étais assis.

Mais outre qu’à cause du bruit que les sauvages, dansant et sifflant toute la nuit, en mangeant ce prisonnier, firent à mes oreilles je fus bien réveillé : encore l’un d’eux avec un pied d’icelui cuit et boucané qu’il tenait en sa main, s’approchant de moi, me demandant (comme je sus depuis, car je ne l’entendais pas lors) si j’en voulais manger, par cette contenance me fit une telle frayeur, qu’il ne faut pas demander si j’en perdis toute envie de dormir. Et de fait, pensant véritablement par tel signal et montre de cette chair humaine qu’il mangeait, qu’en me menaçant il me dît et voulût faire entendre que je serais tantôt ainsi accoutré joint que comme une doute en engendre une autre, je soupçonnais tout aussitôt, que le truchement de propos délibéré m’ayant trahi m’avait abandonné et livré entre les mains de ces barbares : si j’eusse vu quelque ouverture pour pouvoir sortir et m’enfuir de là, je ne m’y fusse pas feint. Mais me voyant de toutes parts environné de ceux desquels ignorant l’intention (car comme vous ouïrez ils ne pensaient rien moins qu’à me mal faire) je croyais fermement et m’attendais devoir être bientôt mangé, en invoquant Dieu en mon cœur toute cette nuit-là. Je laisse à penser à ceux qui comprendront bien ce que je dis, et qui se mettront en ma place, si elle me sembla longue. Or le matin venu que mon truchement (lequel en d’autres maisons du village, avec les friponniers de sauvages avait riblé toute la nuit) me vint retrouver, me voyant comme il me dit, non seulement blême et fort défait de visage, mais aussi presque en la fièvre : il me demanda si je me trouvais mal, et si je n’avois pas bien reposé : à quoi encore tout éperdu que j’étais, lui ayant répondu en grande colère, qu’on m’avait voirement bien gardé de dormir, et qu’il était un mauvais homme de m’avoir ainsi laissé parmi ces gens que je n’entendais point, ne me pouvant rassurer, je le priai qu’en diligence nous nous ôtissions de là. Toutefois lui là-dessus m’ayant dit que je n’eusse point de crainte, et que ce n’était pas à nous à qui on en voulait : après qu’il eut le tout récité aux sauvages, lesquels s’éjouissant de ma venue, me pensant caresser, n’avaient bougé d’auprès de moi toute la nuit : eux ayant dit qu’ils s’étaient aussi aucunement aperçu que j’avais eu peur d’eux, dont ils étaient bien marris, ma consolation fut (selon qu’ils sont grands gausseurs) une risée qu’ils firent, de ce que sans y penser, ils me l’avaient baillée si belle.

Comment Jean de Léry raconte-t-il une histoire dont il connaît déjà le dénouement ? Comment la transforme-t-il en apologue ?

Alors que les concepts d’ethnologie, d’anthropologie et de relativisme culturel n’existent pas encore, Léry tente de surmonter l’incompréhension, les préjugés culturels et religieux, les peurs, pour aborder l’Autre tel qu’il est.

- Dans l’extrait Léry fait le récit d’un malentendu culturel où il pense être la prochaine victime des cannibales.

Problématique

A la lecture de ce texte, on peut se poser les questions suivantes : Comment Jean de Léry raconte-t-il une histoire dont il connaît déjà le dénouement ? Comment la transforme-t-il en apologue ?

Le texte s’organise suivant une logique chronologique et une structure argumentative logique construite autour de trois conjonctions de coordination :

• 1/ « car » (l.1) qui annonce la cérémonie d’hospitalité tupi

• 2/ « mais » (l. 7)

• 3/ suivie par un autre « mais »  qui raconte la nuit blanche pathétique de Léry

• Enfin 3/ « or », raconte la détente comique au matin, comme une synthèse de l’épisode.

Lery festoie chez les tupis - Analyse du mouvement 1

Lery festoie chez les tupis de la ligne 1 à la ligne 7

- Le texte est narratif et autobiographique car l’auteur est à la fois le narrateur et le personnage :

• les temps des verbes sont au passé : notamment le passé simple, le plus-que-parfait et l’imparfait. Il dit « je » et « nous ».

- Jean de Lery est au Brésil, chez les Tupis il suit donc les coutumes locales « selon la mode du pays » (l. 1)

, • En effet il s’assoit dans « un lit de coton pendu en l’air »

• Puis il perçoit bien les étapes du rituel

- En théorie, l’auteur est accompagné d’un traducteur « un truchement » (l. 3) mais se retrouve vite livré à lui-même car le truchement qui est davantage assimilé dans la tribu s’échappe de la maison et va festoyer avec les locaux

On remarque que la première phrase est très longue : elle fait 7 lignes

• elle commence par un hamac et se termine par un hamac donc Léry n’a pas bougé et il est simplement seul. 

• De plus il n’y a pas de sentiment d’étrangeté, puisque l’étrangeté est vaincue par l’hospitalité

- En revanche dès la première phrase, on perçoit

• une tension qu’il exprime par de la polyphonie énonciative grâce à la parenthèse qui annonce une prolepse « à la manière que je dirai ci-après » (l. 2)

• et une impression subtile de ressentiment qu’il nous donne à l’égard du truchement

• On comprend à demi-mot que le truchement est suspecté d’être trop assimilé. Il « aimait aussi bien à boire et à caouiner qu’eux » (l. 4). Or ici, la fête est liée à un cérémonial cannibale.

Léry décrit sa nuit blanche - Ce deuxième moment débute grâce à l’inverseur argumentatif « mais »

- Ce deuxième moment débute grâce à l’inverseur argumentatif « mais », conjonction de coordination.

- Par ailleurs le penseur nous explique qu’il ne peut pas dormir, pour deux raisons :

• la premiere est le bruit de la fête « à cause du bruit »

• et la deuxième est la « frayeur » d’être mangé, sachant qu’un tupi vient lui présenter un « pied »  de prisonnier humain « cuit et boucané » que l’Léry interprète mal pour lui ce geste signifie qu’il va être la prochaine victime alors que réellement le tupi faisait preuve d’hospitalité

- De plus ce récit est l’occasion d’une leçon de sémiotique [sur les signes] qui témoigne d’un registre pathétique. En effet le malentendu dans la communication vient de plusieurs facteurs :

• Tour d’abord l’absence de la maîtrise de la langue locale

• Ensuite L’absence de compréhension du non-verbal. Léry, qui a vu l’homme « s’approchant », prend ce mouvement pour une menace

- En outre, le penseur lit les signes, mais les lit mal car en l’absence du truchement, il devient l’interprète de la scène.

- Ainsi, la peur fait ressortir ses préjugés européens

• Il appelait les Tupis des sauvages. Le terme « ces barbares » est ici fortement connoté négativement, notamment avec le déterminant démonstratif. Il ressent une impression d’enfermement que rend le système hypothétique à valeur d’irréel du passé : « si j’eusse vu quelque ouverture pour pouvoir sortir et m’enfuir de là, je ne m’y puisse pas feint » et la syntaxe complexe autour d’une proposition subordonnée relative « ceux desquels » « de toutes parts environné », Léry crée une structure énonciative ironique qui lui permet de prendre distance avec ses préjugés, ses peurs, et ce malentendu.

• Et finalement, la pose du bon protestant « invoquant Dieu […] toute cette nuit-là »  complète le cliché de l’européen qui n’a pas tout compris.

- On voit un ressemblance avec le récit de Hans Staden, prisonnier des Tupinambas en 1555 qui a failli être mangé

• Staden a vraiment failli être mangé alors que Léry joue à avoir peur et il s’agit d’une mise en scène narrative qui passe par une syntaxe complexe qui grâce aux formes verbales en -ant qui créent de la simultanéité et aux parenthèses.

La révélation du matin - Troisième mouvement

- En effet c’est le matin. Le truchement, qui semblait avoir trahi Léry est de retour. Malgré ce retour l’auteur le condamne grâce à la 4e parenthèse « il avait riblé toute la nuit »  et il le nomme « un mauvais homme ».

- On note ensuite des verbes de parole : « il me dit », « il me demanda », « lui ayant répondu », « je le priai », « m’ayant dit », « récit », « ayant dit » qui construisent cette petite conversation où l’on entend bien la voix de Léry outré, inquiet, accusateur de ce truchement qui tente de le rassurer

À la fin la morale de l’anecdote est livrée : « lesquels s’éjouissant de ma venue, me pensant caresser, n’avaient bougé d’auprès de moi toute la nuit »

- C’est-à-dire que l’hospitalité, l’amour de l’étranger a été prise pour de la haine (« que je n’eusse point de crainte », « ce n’était pas à nous à qui on en voulait ». Les Indiens avaient eux-mêmes perçu le mal-être de Léry « ils s’étaient aussi aucunement aperçu que j’avais eu peur d’eux, dont ils étaient bien marris », mais ne pouvaient pas s’exprimer.

- La chute de l’extrait dégonfle le drame. Cela permet à Léry et aux Tupis de communiquer dans le rire « grands gausseurs ". Être capable de rire de l’Autre, avec l’autre, c’est finalement, le premier pas entre deux cultures qui se rapprochent

cet extrait montre que ce rapport à l’Autre qu’on appelle aussi l’altérité n’est pas aisé au contraire il est dynamique, oscillant entre des moments de communication, de compréhension mutuelle et des moments de rupture.

le penseur varie sur un thème : la peur de l’Autre que l’on retrouvera dans la littérature de voyage notamment chez ses prédécesseurs Hans Staden , qui a publié le récit de sa captivité en 1557 intitulé Nus, féroces et anthropophages et François Thevet.

Date de dernière mise à jour : 19/11/2022

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