Etude linéaire, Voltaire Dictionnaire philosophique portatif article «Anthropophages»

Comment Voltaire se réapproprie t'-il le cannibalisme pour produire une argumentation polémique et ironique ?

Voltaire

Voltaire fait écho au témoignage de Montaigne avec l’anecdote de Rouen qui clôt l’essai « Des Cannibales »

Voltaire, philosophe, conteur, poète, dramaturge et historien est l’auteur du Dictionnaire philosophique portatif publié en 1774, au moment même du siècle des Lumières, afin de réunir un certain nombre d'articles à propos de différents sujets car l’ouvrage condense l'essentiel de ses idées philosophiques, morales, politiques et religieuses.

- Ce texte en particulier est l’article « Anthropophages » écrit en 1764. On pourrait s'attendre à un texte explicatif qui aurait pour but d'informer le lecteur sur l'anthropophagie en donnant la définition. Cependant, on s'aperçoit vite que l'article n'est pas neutre ni objectif mais au contraire il vise à faire réfléchir les destinataires.

- En effet ici, Voltaire fait écho au témoignage de Montaigne avec l’anecdote de Rouen qui clôt l’essai « Des Cannibales ». Par ailleurs, l’humaniste a créé un topos que l’on retrouve dans d’autres textes de la littérature d’idées notamment l’article « Anthropophages ».

- L’extrait  est le début de cet article qui sera augmenté puis finira publié dans un supplément à l’Encyclopédie

Lecture du texte

En 1725 on amena quatre sauvages du Mississipi à Fontainebleau, j’eus l’honneur de les entretenir ; il y avait parmi eux une dame du pays, à qui je demandai si elle avait mangé des hommes ; elle me répondit très-naïvement qu’elle en avait mangé. Je parus un peu scandalisé ; elle s’excusa en disant qu’il valait mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes, et que les vainqueurs méritaient d’avoir la préférence. Nous tuons en bataille rangée ou non rangée nos voisins, et pour la plus vile récompense nous travaillons à la cuisine des corbeaux et des vers. C’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime ; qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau et un chien ?

Nous respectons plus les morts que les vivants. Il aurait fallu respecter les uns et les autres. Les nations qu’on nomme policées ont eu raison de ne pas mettre leurs ennemis vaincus à la broche : car s’il était permis de manger ses voisins, on mangerait bientôt ses compatriotes, ce qui serait un grand inconvénient pour les vertus sociales. Mais les nations policées ne l’ont pas toujours été : toutes ont été longtemps sauvages, et dans le nombre infini de révolutions que ce globe a éprouvées, le genre humain a été tantôt nombreux, tantôt très-rare. Il est arrivé aux hommes ce qui arrive aujourd’hui aux éléphants, aux lions, aux tigres, dont l’espèce a beaucoup diminué. Dans les temps où une contrée était peu peuplée d’hommes, ils avaient peu d’arts, ils étaient chasseurs. L’habitude de se nourrir de ce qu’ils avaient tué fit aisément qu’ils traitèrent leurs ennemis comme leurs cerfs et leurs sangliers. C’est la superstition qui a fait immoler des victimes humaines, c’est la nécessité qui les a fait manger.

Quel est le plus grand crime, ou de s’assembler pieusement pour plonger un couteau dans le cœur d’une jeune fille ornée de bandelettes, à l’honneur de la Divinité, ou de manger un vilain homme qu’on a tué à son corps défendant ?

Cependant nous avons beaucoup plus d’exemples de filles et de garçons sacrifiés que de filles et de garçons mangés ; presque toutes les nations connues ont sacrifié des garçons et des filles. Les Juifs en immolaient. Cela s’appelait l’anathème ; c’était un véritable sacrifice ; et il est ordonné, au vingt-unième chapitre du Lévitique, de ne point épargner les âmes vivantes qu’on aura vouées ; mais il ne leur est prescrit en aucun endroit d’en manger ; on les en menace seulement : Moïse, comme nous avons vu, dit aux Juifs que s’ils n’observent pas ses cérémonies, non-seulement ils auront la gale, mais que les mères mangeront leurs enfants. Il est vrai que du temps d’Ézéchiel les Juifs devaient être dans l’usage de manger de la chair humaine, car il leur prédit, au chapitre xxxix, que Dieu leur fera manger non-seulement les chevaux de leurs ennemis, mais encore les cavaliers et les autres guerriers. Et en effet, pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages ? C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre.

le souvenir de la rencontre de quatre Amérindiens - Voltaire relativise l’anthropophagie - le sacrifice humain religieux 

Problématique

Comment Voltaire se réapproprie le cannibalisme pour produire une argumentation polémique et ironique ?

Annonce du plan

- Nous verrons dans un premier temps, le souvenir de la rencontre de quatre Amérindiens. Puis, comment il est amené à relativiser la notion de cannibalisme et la lier à l’état sauvage et enfin  le sacrifice humain religieux 

Voltaire décrit une rencontre avec des anthropophages

 « Anthropophages » vient du grec et signifie, « qui mange de la chair humaine ». Il choisit de ne pas utiliser « cannibale » venant de l’arawak caniba. Caniba, qui signifiait « sage, brave, fort ». « Anthropophages » est donc un mot objectif

- Par ailleurs Voltaire conserve du dictionnaire dans certains articles la méthode de structuration : définition, étymologie, exemples. On retrouve cette structure dans l’anecdote qui ouvre l’article sur le modèle du paragraphe de Montaigne, qui cite le lieu, le temps, le nombre et est autobiographique grâce à la présence du « je » .

- On note un l’échange question/réponse à la ligne 2 lorsqu’il demande à « une dame du pays » « si elle avait mangé des hommes ». Ici, les mots « sauvages » et « dame », s’oppose et rehausse le cannibale au-dessus de l’européen stéréotypées.

- De plus, l’anthropophagie devient l’objet d’une conversation mondaine et philosophique lorsque la dame ajoute « il valait mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes. » (l. 4) avec fluidité.

- Plus loin Voltaire s’approprie l’argument de l’Indigène en ajoutant deux phrases qui répètent le même propos, cette répétition est accompagnée avec des figures de style. En effet Il exprime des vérités générales au présent dans des phrases structurées de manière binaire ou ternaire.

- Puis, il prend à partie le lecteur par l’utilisation du pathos, l’anaphore « c’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime » (l. 6) et d’une question rhétorique qui clôt le paragraphe.

- Les articles du dictionnaire de Voltaire renverse l’opinion commune et propose une argumentation polémique à travers deux couples antagonistes : cannibalisme/guerre (« manger son ennemi mort »/« nous tuons en bataille l. 4,5 ) et animal/humain (« corbeaux », « chien »)/« vainqueurs », « voisins » l. 5,6).

- Ainsi le penseur déplace le problème : il ne s’agit plus de voir la dimension symbolique du cannibalisme mais de réduire l’anthropophagie à une forme de gestion des déchets, des cadavres.

- Cela signifie qu' à la différence de Jean de Léry ou de Montaigne, Voltaire ne propose pas d’explication anthropologique de l’anthropophagie

Voltaire relativise l’anthropophagie

Afin de critiquer de nouveau la guerre l’auteur crée une antithèse : « morts »/ « vivants » (l. 7). celle-ci suggère que notre abjection du cannibalisme devrait être symétrique à notre haine de la guerre par respect autant pour les vivants que pour les morts

Avec ironie, il envisage donc que les nations européennes qu’il nomme en connotation autonymique « les nations qu’on nomme policées » (l. 7) font comme les Amérindiens, « on mangerait bientôt ses compatriotes » (l. 8) lors des guerres civiles tout autant que durant des guerres entre nations. Il illustre cela grâce à une image pittoresque « mettrre leurs ennemis vaincus à la broche » (l. 8) et il joue sur le parallélisme « manger ses voisins »/ « manger ses compatriotes », en euphémisant de manière ironique « ce qui serait un grand inconvénient pour les vertus sociales » (l. 9)

- En outre, Voltaire apprivoise l’anthropophagie littérale, réelle, pour mieux la redéfinir métaphoriquement plus loin.

- Ensuite, contrairement à Rousseau Voltaire imagine un état de sauvagerie, en revanche l’évolution de l’état sauvage à l’état civilisé est cyclique « le nombre infini de révolutions que ce globe a éprouvées », « le genre humain a été tantôt nombreux, tantôt très rare » (l. 10,11).

• En effet toute civilisation a commencé de manière sauvage. « toutes ont été longtemps sauvages » (l. 10) ce qui fait écho aux « quatre sauvages » de l’anecdote.

• et il fait du cannibalisme un problème de démographie et de nutrition. « l’habitude de se nourrir de ce qu’ils avaient tué fit aisément qu’ils traitèrent leurs ennemis comme leurs cerfs et leurs sangliers » (l. 14). De plus, ces deux animaux chassés en Europe rapproche la problématique anthropophage de la culture du lecteur.

- Au final en déniant aux anthropophages le caractère symbolique de leur geste, Voltaire peut mieux s’attaquer à sa vraie cible, la religion

un sacrifice religieux et l’anthropophagie

C’est ainsi que le second paragraphe se termine par une autre antithèse : entre superstition et nécessité: à la ligne 14. Voltaire débute ainsi la critique des sacrifices religieux.  il donne en exemple une sixième antithèse : jeune fille/vilain homme : d’un côté, le sacrifice d’une jeune fille ; il joue donc sur le pathos d’une description minutieuse, comme une vignette, « plonger un couteau dans le cœur d’une jeune fille ornée de bandelettes en l’honneur de la Divinité » (l. 16 ,17), il utilise du vocabulaire religieux/ de l’autre, le lexique du combat, de la masculinité, avec « vilain ». Mais encore, la phrase sous forme de question rhétorique proposant une alternative nous oblige à prendre parti pour le cannibalisme, puisque nous avons évidemment pitié pour la jolie jeune fille.

Puisque ce nouveau fait est établi, Voltaire peut enfin attaquer sa cible, qui est depuis toujours la religion et particulièrement l’Ancien Testament. Il a la stratégie d’un polémiste qui sait que pour combattre victorieusement l’Infâme, il faut l’attaquer de front, mais aussi sur ses arrières « Le christianisme est fondé sur le judaïsme : voyons donc si le judaïsme est l’ouvrage de Dieu. »

- Cette attaque se fait en trois temps :

• 1/ contestation de son authenticité, de son inspiration et des vérités qu’elle prétend énoncer

• 2/ enlever le caractère sacré du peuple élu, les Juifs

• 3/ il réduit le dogme catholique à de la culture et à des croyances

Dans le dernier paragraphe, Voltaire avance à petit pas, car il sait qu’il est en terrain instable. Il généralise, lorsqu’il passe de la pauvre jeune fille sacrifiée à « beaucoup plus d’exemples de filles et de garçons sacrifiés » (l. 18). Cette amplification par le nombre vise à créer de la frayeur. Ensuite, l’absence d’exemples concrets crée ainsi une réalité fantasmée.

- Voltaire peut piocher dans la Bible des exemples de sacrifices d’enfants car il est informé et érudit sur la Bible. Son évocation imprécise de Moïse (l. 22) semble confondre les conséquences que subiraient un peuple qui s’est éloigné de son Dieu et la volonté de ce même Dieu.

Lorsqu’il cite Ezéchiel chapitre 39 qui « prédit que Dieu leur fera manger non-seulement les chevaux de leurs ennemis, mais encore les cavaliers et les autres guerriers » (l. 24,25), en relisant le contexte on s’aperçoit que Dieu dans ce passage parle aux oiseaux et leur dit de manger après que Dieu a détruit ses ennemis. On voit comment Voltaire tord le sens de l’Ancien Testament pour qu’il colle à son propos.

- Par ailleurs, Voltaire qui sait bien que l’Ancien Testament ne soutient pas l’anthropophagie utilise de la pure rhétorique afin de persuader : notamment la question oratoire interro-négative « pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages ? » (l. 26) verrouille le raisonnement d’un portrait contre le peuple Juif, ce que confirme la dernière phrase, violemment polémique à cause de sa tournure superlative « C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre. » (l. 26,7)

- C’est un syllogisme tronqué pour dire que

• Les Juifs sont le peuple le plus abominable

• Or le cannibalisme est une abomination

• Donc, ils sont des cannibales.

- Pour finir, la répétition du mot « peuple » permet à Voltaire de remettre en cause l’existence de Dieu car s’il existait, il n’aurait pas élu un tel peuple… Donc Dieu n’existe pas…

• Le raisonnement repose donc sur un principe polémique, antisémite et pousse le penseur à un antijudaïsme

Conclusion

 Voltaire touche les bons destinataires, fait écho à l’Essai « Des Cannibales » de Montaigne et assemble plusieurs formes argumentatives polémiques sur le ton de l’ironie pour faire au mieux comprendre ses intentions aux lecteurs.

- Or ici, on voit comment sa lutte contre le dogmatisme religieux le pousse à des faiblesses argumentatives.

- En effet à la lecture de ce texte on remarque que Voltaire est un philosophe de la pointe, du paradoxe, du renversement, de l’antithèse, du pathos et de l’ironie, à défaut d’argumenter véritablement.

- Ainsi le même déni ethnologique que l’on trouve dans L’Ingénu sera repris dans  Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot ou le vieux Tahitien est un porte-parole du philosophe.

- Néanmoins, Il faudra attendre la peinture de Goya en 1800 et la réinvention de l’ethnologie au XXe siècle pour trouver l’effroi légitime qu’une scène cannibale peut provoquer

Date de dernière mise à jour : 06/06/2021

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