Etude linéaire Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires du Soleil, Le gouvernement du bonheur

Ecrire et combattre pour l'égalité : "Le gouvernement du bonheur"

Cyrano de bergerac

Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires du Soleil, 
« Le gouvernement du bonheur » (1662)
Le gouvernement du bonheur

Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d'un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m'eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fut notre souverain ? C'est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle nous devait commander.
« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût  venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.
« Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à  se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection.
« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

Problématique  Comment Cyrano de Bergerac utilise-t-il le genre de l’apologue pour dénoncer le gouvernement de son époque et l'ethnocentrisme?

Introduction 
Savinien de Cyrano de Bergerac, écrivain du XVIIème siècle, écrit en s'inspirant du genre littéraire utopique, "Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil", est un récit de voyage, un roman utopique, un conte philosophique ayant pour but de plaire et d'instruire, sous la forme d'un apologue (récit narratif qui permet au narrateur de critiquer et de dénoncer en évitant la censure. L'apologue peut prendre la forme de la fable, du conte ou de l'utopie) dans lequel il évoque un peuple parfait vivant sous le soleil. Le terme "utopie" renvoie à la représentation d'une société idéale. Cyrano, le narrateur voyage dans les Etats et Empires du soleil, fait la rencontre d'une société d'oiseaux bien organisée. Il propose un autre gouvernement et critique la société du souverain de l'époque, Louis XIV ainsi que l'ethnocentrisme (l'ethnocentrisme est le fait de privilégier les valeurs et les formes culturelles du groupe ethnique auquel on appartient). C'est la pie qui explique au voyageur le fonctionnement de l'Etat du Soleil.  
L’extrait que nous allons étudier utilise une description de ce monde utopique pour critiquer le monde Européen et ses dirigeants. Le narrateur qui voyage sur le soleil, fait la découverte de la société des Oiseaux. Il mélange la réalité à l'imaginaire, la narration et la réflexion en nous présentant un monde utopique dans lequel tous les hommes sont égaux. 
"Le gouvernement du bonheur" révèle d'emblée l'intention didactique au lecteur. La politique par le terme "gouvernement" est associée au concept de "bonheur" en écho au jugement mélioratif du narrateur. Les thématiques de l'apologue sont dévoilées. 

Problématique 
Comment Cyrano de Bergerac utilise-t-il le genre de l’apologue pour dénoncer le gouvernement de son époque et l'ethnocentrisme?
*** Ethocentrisme : croire que l'homme est au centre du monde 

Mouvements 
Mouvement 1
le narrateur fait la découverte de la société des oiseaux. La première phrase 
Mouvement 2 
Critique la société du souverain de l'époque, Louis XIV et de l'ethnocentrisme : lignes 3 à 10 
Mouvement 3
L'opposition entre le gouvernement français et celui des Etats du Soleil : La visée morale "du gouvernement du bonheur" : justice et pacifisme : lignes 11 à 18 
Mouvement 4
Le fonctionnement du gouvernement idéal en opposition au système judiciaire français : le dernier paragraphe lignes 19 à la fin.
 

Mouvement 1 le narrateur fait la découverte de la société des oiseaux.

Le texte s'ouvre sur une fiction entre le narrateur et la pie, le lecteur est directement plongé dans l'histoire qui se déroule dans les "Etats et Empires du soleil", étoile inexplorable à cause de sa chaleur excessive. L'indice spatial de la première phrase en  complète le cadre, "sur les rameaux d'un arbre". Le narrateur humain se mélange à la pie et à l'aigle pour dialoguer, l'oiseau personnifié, parle la même langue que l'homme. Le verbe d'action "se vint asseoir" ajoute sous la forme d'une personnification, un aigle au symbolisme animalier : "Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un aigle qui se vint asseoir". 

Mouvement 2 Critique la société du souverain de l'époque, Louis XIV et de l'ethnocentrisme

Il est assimilé au "roi" d'où l'intention du narrateur de s'agenouiller devant lui : "Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi". Il incarne le symbole de la force et de l'empire, idée rendue par le verbe de volonté "je voulus" dont l'erreur du narrateur est mentionnée par le participe présent "croyant" et l'expression "ne m'eut contenu dans mon assiette" qui signifie "m'a fait rester à ma place". 
L'incise et les guillements dans le récit au discours direct permet à la pie de poser une question rhétorique sans masquer sa surprise face au jugement du narrateur : « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fut notre souverain ?" L'oratrice accuse son erreur de jugement, voire son manque de bon sens par l'usage du champ lexical de l'erreur, "imagination", "cru" et "jugeant". Son amusement presque méprisant renforcé par l'apostrophe "vous autres hommes" est souligné par l'adverbe de manière plutôt insultant "sottement" traduisant le manque de réflexion des hommes en général suggéré par la présence du pronom personnel : "C'est une imagination de vous autres hommes". Cette remarque ne s'applique pas seulement au narrateur mais au genre humain. 
De manière explicite et évidente le roi de France est critiquée ainsi que le suggère la gradation ternaire "aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels" accusant par la présence du dernier adjectif l'injustice du gouvernement français. L'ethnocentrisme pourrait  être la cause de ce mauvais discernement, "jugeant de toutes choses par vous" qui se double d'une dénonciation de la loi du plus fort à laquelle les hommes se soumettent. Cette servile soumission est explicite "que vous vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels...". 
 

Mouvement 3 L'opposition entre le gouvernement français et celui des Etats du Soleil : la monarchie de droit divin en opposition à la démocratie - La visée morale "du gouvernement du bonheur"

 La conjonction de coordination renforcée par l'adverbe "bien" annonce l'opposition entre le gouvernement français et celui des Etats du Soleil, les systèmes politiques sont en totale opposition : « Mais notre politique est bien autre". Afin d'évoquer le système utopique en place, la pie remplace les adjectifs cités plus haut "plus grands", "plus forts", "plus cruels" par leur antonyme, "plus faible", "plus doux", "plus pacifique", " car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique". Le gouvernement en place est une démocratie, les expressions "le changeons nous", le prenons", "nous le choisissons" traduisent le pouvoir et le libre arbitre du peuple en totale opposition avec la monarchie absolue de droit divin qui règne jusqu'à sa mort. La proposition subordonnée circonstancielle de but "afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui", révèle l'idéal d'égalité pour tous car elle trahit la possible vulnérabilité du roi, la possibilité de se venger de lui et constraste avec le pouvoir absolu du roi français.
La visée morale de ce gouvernement est "d'éviter la guerre", l'idée est mise en avant par l'hyperbole "toutes les injustices" et la métaphore "canal de toutes les injustices. L'utopie suppose à la fois la justice et le pacifisme, aucun gouvernement idéal n'est possible autrement pour atteindre "le gouvernement du bonheur" ainsi que le suggère le titre : "Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices".
 

Mouvement 4 Le fonctionnement du gouvernement idéal en opposition au système judiciaire français

Le paragraphe suivant comprend des exemples concrets qui s'articulent dans une argumentation construite dans le but d'exposer le fonctionnement du gouvernement idéal. Ce dernier repose sur une assemblée, "il tient ses états" convoquée "chaque semaine", « Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui". Le roi comme chaque citoyen a un droit de parole, "tout le monde", la justice est la même pour tous. L'idée d'une "élection" en cas de désaccord suggère le pouvoir du peuple, la démocratie, en effet, "s'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection". 
Le roi ne peut échapper au jugement de ses sujets malgré sa supériorité hiérarchique traduite par le complément cirdonstanciel de lieu "le sommet d'un grand if sur le bord d'un étang", il reste au service de ses sujets, privé de sa liberté " les pieds et les ailes liés". Il y a une désacralisation du roi qui pour les Européens a toujours été investi d'un pouvoir divin au sens chrétien, faisant le lien entre le ciel et la terre. 
Son pouvoir est ici démystifié car "tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau". C'est une société ordonnée, "l'un après l'autre", respectueuse du jugement de "tous les oiseaux" sans exception. Le jugement d'un seul suffit à faire accuser le roi "du dernier supplice".  Le système judiciaire français est ici l'objet d'une critique acerbe dont l'auteur dénonce l'arbitraire car les jugements sont parfois liés aux intérêts personnels. Mais "celui qui l'accuse doit se justifier sinon "il est condamné à la mort triste". La justice doit s'appliquer à tous, les juges doivent aussi être justes envers le roi. Il ne faut pas perdre de vue la pure justice. La peine encourue est "la mort triste", concept inconnu des hommes mais propre à ce gouvernement idéal soucieux d'équité pour tous les citoyens. L'expression "mort triste" s'apparente à un pléonasme et interroge. 

Conclusion 
Cet extrait est une critique du gouvernement de l'époque et de l'ethnocentrisme. Cyrano de Bergerac, sous la forme d'un apologue fait rêver le lecteur à un autre monde, un monde idéal, utopique tout en dénonçant le monde réel. Entre imaginaire et réalité, il invite le lecteur à la réflexion, en précurseur des Lumières, il propose une utopie qui conjugue la liberté de pensée et la constestation en faisant usage d'un symbolisme animalier comme d'une arme pour critiquer la société contemporaine, le pouvoir royal et la justice. 
Ouverture
On retrouve dans les Fables de La Fontaine ce symbolisme animalier au service de la critique. 

Olympe de Gouges, "Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne" (du "préambule" au "postambule") / Parcours : "Écrire et combattre pour l'égalité".

Date de dernière mise à jour : 08/05/2023

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