Montaigne, Livre l, chapitre XXVI, « Sur l'éducation des enfants ", l'éducation humaniste

Montaigne

Livre l, chapitre XXVI, « Sur l'éducation des enfants ", adapté et traduit du français du XVIe siècle par A. Lanly © éd.

Je voudrais aussi qu'on fût soucieux de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que  bien pleine et qu'on exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale et l'intelligence que la science, et je souhaiterais qu'il se comportât dans l'exercice de sa charge d'une manière nouvelle.
      On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d'entrée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la piste 2 , en lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'elle même, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas 3 faisaient d'abord parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient. « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. » 4 
     Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel point il doit se rabaisser pour s'adapter à sa force. Faute d'apprécier ce rapport, nous gâtons tout: savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec  une juste mesure, c'est l'une des tâches les plus ardues que je connaisse; savoir descendre au niveau des allures puériles du disciple et les guider est l'effet d'une âme élevée et bien forte. Je marche de manière plus sûre et plus ferme en montant qu'en descendant. 
     Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une même façon d'enseigner et une pareille  sorte de conduite, de diriger beaucoup d'esprits de tailles et formes si différentes, il n'est pas extraordinaire si, dans tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui récoltent quelque véritable profit de leur enseignement. 
     Qu'il ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de la leçon qu'il lui a faite, mais de lui dire leur sens et leur substance, et qu'il juge du profit qu'il en aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que l'élève viendra apprendre, qu'il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant de sujets différents pour voir s'il l'a dès lors bien compris et bien fait sien, en réglant l'allure de sa progression d'après les conseils pédagogiques de Platon3. Regorger 6 la nourriture comme on l'a avalée est une preuve qu'elle est restée crue et non assimilée. L’estomac n'a pas fait son œuvre s'il n'a pas fait changer la façon d'être et la forme de ce qu'on lui avait donné à digérer.
Livre l, chapitre XXVI, « Sur l'éducation des enfants ", adapté et traduit du français du XVIe siècle par A. Lanly © éd.
Champion, 1989.
1. Un homme capable de bien juger.
2. Le mot piste évoque l'apprentissage,
3. Penseur et philosophe grec qui enseignait.
4. Citation latine : « l’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent s’instruire » phrase de
Cicéron, De natura deorum, l, 5.
5. désigne le maître.
6. Régurgiter.
 

Problématique Comment Montaigne critique t'-il l'éducation traditionnelle de son époque et comment présente t'-il les principes de l'éducation humaniste?

Montaigne

Montaigne :
Michel Eyquem de Montaigne, ou plus simplement Michel de Montaigne, né le 28 février 1533, au château de Montaigne à Saint-Michel-de-Montaigne en Dordogne, mort le 13 septembre 1592 au cours d'une messe, dans la ville de Bordeaux en Gironde, est un philosophe sceptique, moraliste et homme politique français de la Renaissance connu pour ses Essais, tout premier ouvrage de ce genre de l'époque moderne.


Etude linéaire

Le XVIème siècle fut marqué pas un bouleversement de la pensée appelé mouvement humaniste. Ce mouvement se basait sur le retour à l’Antiquité et sur une revalorisation par rapport à Dieu. Montaigne rédige alors ses Essais, une grande réflexion sur la société, étendue sur quinze années, où il défend les idées humanistes. "De l'institution des enfants" fut rédigé à destination de Mme de Foix  à laquelle il soumet une méthode et des principes éducatifs au sens d'une nouvelle manière d'enseigner. 
Problématique
Comment Montaigne critique t'-il l'éducation traditionnelle de son époque et comment présente t'-il les principes de l'éducation humaniste? 
Mouvements 
Mouvement 1
1er paragraphe : les qualités du bon précepteur
Mouvement 2 
Paragraphe 2 : le refus du cours magistral et de la parole donnée à l'élève
Mouvement 3
Paragraphes 3 et 4 : la nécessité de se mettre au niveau de l'élève
Mouvement 4
Dernier paragraphe : le refus du par coeur. 
 

Mouvement 1 1er paragraphe : les qualités du bon précepteur

Montaigne

Mouvement 1
1er paragraphe : les qualités du bon précepteur
Une démarche argumentative qui expose sa vision nouvelle de l'éducation. On note la présence de l'auteur 
- « je », pronom personnel de la 1ère personne
- Verbe de volonté : « je voudrais » 
 L’auteur est présent et donne des conseils et son avis : essai
Montaigne pose les qualités d’un bon précepteur
Education humaniste doit concilier la formation de l’intelligence et la formation de l’esprit en privilégiant la formation morale, « plutôt la tête bien faite que bien pleine » et « mais plus la valeur morale (…) que la science » 
 La démarche proposée par Montaigne est humaniste
- Privilégie la formation de l’intelligence par rapport à l’accumulation de connaissances à la manière de Rabelais qui critique l'éducation scolastique, trop abstraite : « la tête bien faite que bien pleine » 

Mouvement 2  Paragraphe 2 : le refus du cours magistral et de la parole donnée à l'élève

Montaigne

Mouvement 2 
Paragraphe 2 : le refus du cours magistral et de la parole donnée à l'élève
Pour montrer que l'éducation scolastique propose un mauvais enseignement qui ne fait que gaver les intelligences, Montaigne utilise la métaphore du gavage : "On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. "
La notion d'entonnoir évoque le gavage des oies et fait écho à l'enseignement médiéval basé sur la répétition. Le pronom impersonnel "on", "On ne cesse de criailler" a un effet critique et satirique. L'instructeur est objet d'une critique sévère. 
"criailler", "criailler à nos oreilles d'enfants" est un terme péjoratif qui suggère de manière animale, la voix désagréable du précepteur. 
Ainsi l'idée en métaphore du gavage dénonce une pédagogie inefficace, "Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle", par opposition à Montaigne qui en propose une fondée sur les principes de base de Socrate. 
Le pédagogue doit au contraire être un guide ainsi que le suggère le champ lexical du chemin à suivre à l'image de la quête philosophique socratique : "chemin", "trotter", un peu plus loin dans le texte ...  
L'éducation doit se fonder sur le jugement et l'assimilation, il faut apprendre à bien juger, c'est donc l'apprentissage d'une méthode : "en lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'elle même, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. "
La référence à Socrate est analogique : il s'agit de faire comprendre que le savoir ne s'accumule pas mais se cherche, s'approprie et s'intériorise en faisant retour sur soi. Socrate voulait "accoucher les esprits du vide dont ils sont pleins". La démarche est réfléchie, philosophique. 
L'enseignement est individualisé, "parler", "faisaient parler leur disciple". Le champ lexical de la parole s'applique tant au maître qu'à l'élève : autre analogie à Socrate dont l'enseignement était oral dans une parole partagée. 
"Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour", ce parallélisme de construction traduit la proximité de l'enseignant et de l'enseigné. 
L'éducation n'est pas un gavage mais une appropriation du savoir : "Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas  faisaient d'abord parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient." « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. » 
Le savoir doit s'intérioriser pour devenir une partie de soi-même. La citation latine de Cicéron est l'occasion pour Montaigne de dévoiler le but de l'éducation humaniste. Elle doit faire référence à la culture antique. 

Mouvement 3 Paragraphes 3 et 4 : la nécessité de se mettre au niveau de l'élève

Montaigne

Mouvement 3
Paragraphes 3 et 4 : la nécessité de se mettre au niveau de l'élève
La métaphore équestre se substitue à celle du gavage en début de mouvement 4, "chemin", "trotter", "conduite", "je marche plus ferme et plus sûr". Elle permet à Montaigne de faire de l'enseignant un guide capable de conduire son élève dans le respect de son niveau et de ses difficultés :
"pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel point il doit se rabaisser pour s'adapter à sa force"
Il est question des vertus incontournables des professeurs, "conformer sa conduite avec  une juste mesure".
Bien guider suppose de s'adapter à la juste mesure, ni trop, ni trop peu pour ne pas risquer d'échouer dans cette responsabilité d'appropriation de la connaissance. C'est le fait d'une "hautre âme et bien forte de savoir guider", "c'est l'une des tâches les plus ardues que je connaisse". 
La méthode donnée par le maître est adaptée à chaque individualité et non contre l'enseignement traditionnel, la même pour tous, 
"avec une même façon d'enseigner et une pareille  sorte de conduite... il n'est pas extraordinaire si, dans tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui récoltent quelque véritable profit de leur enseignement".
L'éducation humaniste doit-être tournée vers l'élève et adaptée pour être efficace, « qu’il écoute ». C'est à ces conditions qu'un précepteur peut se dire bon précepteur. Le verbe "récoltent" fait référence à la maïeutique socratique et à ses bienfaits pour l'enseigné qui la pratique. 

Mouvement 4 Dernier paragraphe : le refus du par coeur.

Montaigne

Mouvement 4
Dernier paragraphe : le refus du par coeur. 
Dans cette démarche pédagogique nouvelle,  l'écoute de l’élève est au premier plan :
- On favorise la compréhension et la maîtrise du sujet : « pas seulement de répéter les mots (…) sens et leur substance »
L’élève doit donner du sens à ses apprentissages, au risque de passer à côté de son éducation. L’injonction « qu’on ne lui demande pas seulement de répéter les mots de sa leçon, mais de lui dire leur sens et leur substance » corrobore cette idée. L'élève doit apprendre et réfléchir par lui-même, occasion pour Montaigne de critiquer les pratiques de la pédagogie traditionnelle. 
Montaigne revient à l'idée qu'apprendre, c'est apprendre à bien juger ce qui révèle les bonnes qualités du précepteur. Le maître doit donc donner la bonne méthode à appliquer par l'enseigné
"Ce que l'élève viendra apprendre, qu'il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant de sujets différents pour voir s'il l'a dès lors bien compris et bien fait sien"
En respectant les difficultés de l'élève, le maître doit adapter son rythme de travail et ne pas faire un enseignement collectif mais au contraire individualisé à la manière de Socrate. 
"en réglant l'allure de sa progression d'après les conseils pédagogiques de Platon" : un enseignement fondé sur le dialogue. 
La métaphore alimentaire est reprise avec l’affirmation assurée de la métaphore filée « regorger la nourriture comme on l’a avalée est une preuve qu’elle est restée crue et non assimilée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a pas fait changer la façon et la forme qu’on lui avait donné à digérer » et contribue à véhiculer une image extrêmement critique et sévère de l'enseignement médiéval. Ensuite, l’utilisation du pronom indéfini « on » dévalorise ce mode éducatif.

Conclusion :
La vision de Montaigne sur l’éducation est une vision humaniste et nouvelle. Elle se base sur les qualités d’un bon précepteur que sont l’écoute et l’adaptation à l’élève, ainsi que sur les démarches pédagogiques nouvelles qui favorisent la compréhension par l’élève en enfin, cette éducation est fondée sur les principes humanistes qui placent l’homme au cœur de tout et qui privilégie donc son éducation, qui sera le fruit de l’homme qu’il deviendra. 
Ouverture 
On peut donc rattacher cette vision de Montaigne à celle de l’humaniste Rabelais dans la lettre de Garguantua à Pantagruel, extraite de Pantagruel, où la vision rabelaisienne de l’éducation rejoint celle de Montaigne, exposée grâce à une argumentation solide, dans ses Essais.
 

Gargantua, Rabelais, littérature d'idées

Montaigne, Les Essais

Date de dernière mise à jour : 25/02/2024

Ajouter un commentaire