Etude linéaire, Essais, I, chapitre 31, « Des Coches » : "Quant à la hardiesse et courage...tant de victoires"- Thèse en faveur des Amérindiens

Problématique : Comment Montaigne s’y prend-t-il pour faire l’éloge des Amérindiens alors qu’ils ont été vaincus par les Conquistadors ?

Montaigne

Montaigne, "Essais", "Des Cannibales", I, 31 / parcours : Notre monde vient d'en trouver un autre. Bac général et technologique, EAF 2021

Objet d'étude : La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

 Montaigne, "Essais", "Des Cannibales", I, 31 / parcours : Notre monde vient d'en trouver un autre.

Séries générales et technologiques, EAF 2021

 

Lecture du texte : I, 31

 

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texte symptomatique d’une « tupinambisation » des peuples mexicains -Montaigne met en scène son relativisme ethnologique en se plaçant entre les deux civilisations.

- Michel de Montaigne, philosophe, écrivant, juriste, homme politique et humaniste de la fin du XVIe siècle est l’auteur des Essais.

- Écrit en hommage à l’un de ses contemporains appelé la Boetie.

- Nous allons étudier un extrait qui se situe dans l’essai « Des Coches ». Un chapitre qui mène une réflexion épistémologique sur le mal des voyages, la découverte du Nouveau Monde, le colonialisme et la relativité des valeurs et des mœurs.

- Ce texte est symptomatique d’une « tupinambisation » des peuples mexicains par Montaigne.

- Qui met en scène son relativisme ethnologique en se plaçant des deux côtés de la scène de rencontre entre les deux civilisations.

Lecture du texte

Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrais pas d'opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons aux mémoires de notre monde par-deçà. Car, pour ceux qui les ont subjugués, qu'ils ôtent les ruses et batelages de quoi ils se sont servis à les piper, et le juste étonnement qu'apportait à ces nations-là de voir arriver si inopinément des gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance, d'un endroit du monde si éloigné et où ils n'avaient jamais su qu'il y eût habitation quelconque, montés sur des grands monstres inconnus, contre ceux qui n'avaient non seulement jamais vu de cheval, mais bête quelconque duite à porter et soutenir homme ni autre charge ; garnis d'une peau luisante et dure, et d'une arme tranchante et resplendissante, contre ceux qui, pour le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un couteau, allaient échangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n'avaient ni science ni matière par où tout à loisir ils sussent percer notre acier ; ajoutez-y les foudres et tonnerres de nos pièces et arquebuses, capables de troubler César même, qui l'en eût surpris autant inexpérimenté, et à cette heure, contre des peuples nus, si ce n'est où l'invention était arrivée de quelque tissu de coton, sans autres armes pour le plus que d'arcs, pierres, bâtons et boucliers de bois; des peuples surpris, sous couleur d'amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues: ôtez, dis-je, aux conquérants cette disparité, vous leur ôtez toute l'occasion de tant de victoires.

Le texte se compose de trois phrases qui renversent l’idée que l’on se fait du bilan de la conquête du Nouveau Monde.

Problématique

Nous pouvons nous poser la question suivante : Comment Montaigne s’y prend-t-il pour faire l’éloge des Amérindiens alors qu’ils ont été vaincus par les Conquistadors ?

Annonce du plan

- Le texte se compose de trois phrases qui renversent l’idée que l’on se fait du bilan de la conquête du Nouveau Monde.

- Montaigne annonce d’abord sa thèse, en faveur des Amérindiens, puis relit l’épisode de la Conquête et réinvente une nouvelle issue à cet affrontement entre deux cultures.

les amérindiens sont des héros de guerre

Les Indiens ont été conquis, ce qui pour l’Europe ethnocentrée sur le Nouveau Monde est le signe de leur infériorité à la fois intellectuelle, technologique et culturelle. En effet on note que Montaigne prend clairement position : il dit je et utilise des verbes modalisateurs « je ne craindrais pas » (l.1) au conditionnel car il tente de renverser notre regard sur l’Amérique.

- Dès la première phrase, Montaigne utilise des paires ou triades synonymiques « hardiesse et courage », « fermeté, constance, résolution » la polysyndète « les douleurs et la faim et la mort » (tous à la l.1) tous outils d’amplification pour célébrer les Amérindiens.

- La thèse du texte est donc = Oui, ils ont été vaincus, ils sont morts, mais ils l’ont été de manière héroïque.

- En humaniste, Montaigne les rapproche de la culture antique occidentale : « les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens » (l. 2,3) sans toutefois citer des exemples précis.

- Le pronom démonstratif déictique « par-deçà », comme le faisait Jean de Léry permet à l’auteur de se positionner sur deux continents, dans deux logiques différentes.

Montaigne crée un renversement polémique : la victoire des conquistadors n’en n’est pas une

Montaigne invente un regard relatif et comparatif. C’est ce qu’accomplit habilement la seconde phrase, grâce à une syntaxe extrêmement complexe qui alterne des éléments de phrase se rapportant aux conquistadors et d’autres aux peuples conquis

 - Montaigne réécrit la découverte du Nouveau Monde en se plaçant des deux côtés de la scène.

Voilà comment se déroule le sens :

• 1/ les conquistadors ont usé de tromperie. Montaigne utilise de manière polémique le vocabulaire de la ruse « ruses et batelages » et le verbe « piper » (= tromper) (l. 2), qui appartient au lexique du jeu

• 2/ les conquistadors ont bénéficié d’un effet de surprise.

• 3/ les Indiens ne disposaient pas des mêmes moyens techniques.

- Montaigne se place cette fois-ci du côté des Indiens qui « n’avaient jamais imaginé qu’il y eût habitation quelconque » (l. 5,6) de l’autre côté des mers.

- A cette séduction et à cette ruse, Montaigne ajoute de fausses paires synonymiques « les foudres et tonnerres de nos pièces et arquebuses » (l. 10).

- L’art militaire est inégal entre les deux camps. Pour illustrer cela l’écrivain oppose en antithèse, d’un côté des pièces d’artillerie et la maîtrise des explosifs européenne, de l’autre la nudité des Amérindiens munis d’armes rudimentaires dont Montaigne fait l’énumération : « arcs, pierres, bâtons et bouliers de bois » (l. 12).

- Cependant, on remarque ici que l’identité des Amérindiens reste très floue.

• Parle-t-il des Indiens du Pérou et du Mexique qui sont des peuples organisés et urbains ? Ou les Tupis?

• Le pluriel « peuples » floute l’exactitude historique afin de créer le stéréotype du bon sauvage, nu, accueillant et pacifique

• Cette longue phrase est un exemple de la « tupinambisation » à l’œuvre dans les Essais de Montaigne.

Montaigne réduit la victoire européenne à un spectacle de sons, de lumières et à un jeu de dupe. En effet « ceux qui les ont subjugués » (l. 3) suggère qu’ une il y a une mécanique d’oppression

- Par ailleurs , grâce à une période de 11 lignes, l’auteur nous perd entre les deux camps ce qui permet une succession de subordonnées relatives, d’appositions et d’accumulation, il se répète de manière anaphorique « des peuples nus »/ « des peuples surpris » (l. 11, 13).

- Il résume notamment tout le mouvement de la période en la résumant en une reprise oratoire « contez dis-je aux conquérant cette disparité» (l. 14) et s’adresse au lecteur grâce à l’impératif « contez », vous leur ôtez » (l. 14).

- En outre le lecteur est pris à parti et est forcé à changer d’avis

Montaigne fait de l’histoire-fiction : s’il fallait recommencer, a armes égales, les indiens triompheraient peut-être

- Tout d’abord dans la troisième phrase, Montaigne investit subjectivement son texte : On note l’usage de la première personne du singulier « quand je regarde » (l. 14).

- Il en vient à faire l’éloge des Amérindiens grâce à un vocabulaire positif « ardeur indomptable » et hyperbolique « tant de milliers » (l. 15), puis plus loin « tant de fois » (l. 15) qui annulent le « tant de victoires » (l. 14) à la phrase 2.

- De plus, « quand je regarde » (l. 14), « se présentent et rejettent » (l. 15) insite que le passé est revécu au présent, comme s’il se déroulait sous les yeux de Montaigne.

- Ensuite il fait des amérindiens un peuple tragique qui est prêt à « souffrir toutes extrémités et difficultés et la mort » (l. 17) mais qui n’abandonne pas comme le montre : « se présentent et rejettent à tant de fois », « cette généreuse obstination » (l. 16).

- Dans « Des Coches », Montaigne fait entrer en écho sa propre souffrance physique et celle des peuples amérindiens avec : « Je ne puis m’empêcher de penser que l’attention initiale de Montaigne à son malaise corporel a préparé et rendu possible l’étroite sympathie avec les souffrances subies par d’autres hommes, dans un monde lointain. » écrit par Jean Starobinski. - Montaigne qui développe dans tous ses Essais des valeurs chevaleresques fait l’éloge de la passion des amérindiens pour la liberté « la mort plus volontiers que de soumettre à la domination » (l. 17), « choisissant plutôt de se laisser défaillir […] que d’accepter de vivre » (l. 19). Il en fait des héros.

- A l’inverse, en antithèse, les conquistadors européens sont des escrocs qui les ont « si honteusement abusés » (l. 18), et présentent « des mains […] si vilement victorieuses » (l. 19).

- En conséquence, Montaigne peut faire comme dans « Des Cannibales » de l’histoire-fiction grâce à un système hypothétique à valeur d’irréel du passé : « qui leur eût attaqués pair à pair, et d’armes et d’expérience, et de nombre, il y eût fait aussi dangereux, et plus, qu’en autre guerre que nous voyons. » (l. 19, 20).

- Pour finir Montaigne rééquilibre les forces s’affrontant car les Amérindiens auraient été des adversaires de taille, bien supérieurs à ce que l’on a pu voir dans d’autres combats contemporains.

- Grâce à cette comparaison de supériorité « plus qu’en autre guerre que nous voyons » (l. 20) Montaigne fait peut-être allusion aux guerres européennes plus récentes, la bataille de Lépante (1571) ou les guerres de religion (1562-1598).

Conclusion

- Ainsi, dans cet extrait Montaigne invente une conversation entre les conquistadors et la réponse des Indiens montre leur supériorité intellectuelle. Il en vient ensuite à s’insurger contre la cruauté car il invente l’embryon de la notion de crime contre l’humanité et s’investit subjectivement dans la condamnation de l’Europe.

- Par ailleurs, la suite des « Coches » continue sur le mode de l’histoire-fiction où Montaigne imagine que ces peuples aient été découverts par Alexandre le Grand qui les aurait fait fructifier hors de leur état de nature.

- Néanmoins Laurent Binet imagine une conquête du Nouveau Monde uchronique dans son roman Civilization. Où les rôles sont inversés et l’empereur inca Atahualpa conquerrait le nouveau Nouveau Monde que serait l’Europe. On peut donc se poser la question suivante : Les peuples amérindiens auraient-ils vraiment colonisé l’Europe s’ils en avaient eu les moyens techniques ?

Vocabulaire

polysyndète = multiplication des conjonctions de coordination

- polyptote = employer dans une phrase plusieurs formes grammaticales d'un même mot

Date de dernière mise à jour : 17/12/2021

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