Comment la pièce Juste la fin du monde de Jean-Luc-Lagarce donne-t-elle à voir des personnages en crise ?

les personnages subissent des crises personnelles - la crise familiale et la parole en crise chez Lagarce.

Juste la fin du monde

Comment l’œuvre Juste la fin du monde de Jean-Luc-Lagarce illustre-t-elle une crise personnelle et familiale à travers une crise du langage ?

INTRODUCTION 

Duchaste disait « La parole fait événement : elle détraque les pensées avant de secouer les corps ». C’est ce que montre l’œuvre de Jean Luc Lagarce Juste la Fin du Monde publiée en 1999. Dramaturge, poète et écrivain universel du 20ème siècle aujourd’hui il est l’auteur contemporain le plus joué en France et son œuvre est traduite en plus vingt-cinq langues. Son écriture lui a permis d’apprendre à vivre et à mourir, atteint de Sida il meurt jeune à l’âge de 38 ans. La pièce composée en deux parties raconte le retour de Louis, 34 ans qui va mourir et décide de retourner voir sa famille après une longue absence de 12 ans pour leur annoncer la nouvelle. Au cours de la pièce on témoigne d’une crise personnelle et familiale entre Louis son petit frère Antoine, sa sœur Suzanne et leur mère. En effet, le théâtre de Lagarce est le théâtre de la parole où les silences de Louis incarnent l’échec de cette parole. Ainsi, dans son œuvre il rompt avec les étapes traditionnelles du théâtre et la parole tient lieu d’action. 

ANALYSE DU SUJET 

Le pronom interrogatif du sujet : « Comment » suggère que les personnages sont en crise donc on cherche à démontrer de quelle manière, pour quelle raison, et par quel moyen ils sont en crise. Crise a deux sens étymologiques. Un sens médical et un sens usuel. Le sens médical signifie : « un ensemble des phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense, mais pendant une période limitée » (dictionnaire CNRTL) . En revanche, le sens usuel dans le théâtre désigne : « le nœud de l'action dramatique, caractérisé par un conflit intense entre les passions, qui doit conduire au dénouement ». (dictionnaire CNRTL) On peut aussi parler de crise identitaire, crise de folie, crise de nerfs, crise de jalousie, crise d’adolescence, piquer une crise, crise de la trentaine, crise économique, crise de la civilisation… En outre, le mot crise est utilisé dans le langage soutenu comme dans le langage familier et dans plusieurs domaines dont la littérature pour désigner l’évolution soudaine d’un état psychologique ou d’une intrigue. De plus, les personnages dans la pièce sont une famille donc la crise est associée à l’état psychique des personnages et leurs relations familiales. Néanmoins, on sait que Lagarce est sceptique face à la parole. La crise des personnages se reflète donc aussi dans le langage, la capacité de communiquer. Ainsi, le sujet nous invite à nous demander si : La pièce Juste la fin du monde de Jean-Luc-Lagarce donne à voir des personnages en crise ? 

PROBLEMATISATION 

Nous pouvons nous poser la question suivante :

Comment l’œuvre Juste la fin du monde de Jean-Luc-Lagarce illustre-t-elle une crise personnelle et familiale à travers une crise du langage ?  

ANNONCE DU PLAN 

Tout d’abord, nous verrons en quoi les personnages subissent des crises personnelles. Puis, nous étudierons la crise familiale et enfin, nous analyserons la parole en crise chez Lagarce. 

I/ Crise personnelle   1/ Une crise fixe  2/ Une crise en mouvement 3/ Des identités fluctuantes

I/ Crise personnelle  

1/ Une crise fixe  

Louis en tant que personne statique choisit le silence plutôt que la parole. Même s’il veut annoncer sa mort au début de l’œuvre il ne le fait pas car il veut que les autres membres de sa famille puissent parler comme s’il n’allait pas mourir. En effet, annoncer sa mort aurait biaisé le retour car on ne peut pas s’énerver contre un mourant. Ainsi Louis même si c’est le personnage principal, choisit de garder le même statut au cours de la pièce : celui du protagoniste mourant silencieux qui écoute pour entendre l’autre, l’aimer et, peut-être, être aimé.  

Le retour de Louis représente aussi le retour du fils prodigue car Louis est admiré par sa famille. Cela le limite à l’image de l’enfant avec un don celui de l’écriture, « ce don » qui ne se sent pas aimé, qui est seul et qui est abandonné. Même si la solitude est son choix. Par conséquent, il s’agit du retour de la victime, du voyageur de la « bonté même ». C’est cette image qu’incarne Louis au cours de l’œuvre et c’est pour cela que Catherine Brun dit que « Louis est une figure intouchable ».  

Largarce insiste sur le paradoxe que crée Louis lorsqu’il parle de sa solitude. Notamment, dans la scène cinq de la première partie au cours de laquelle Louis fait son deuxième monologue. Dans ce monologue il exprime ce paradoxe : il souffre car il est seul mais il s’est isolé « on m’abandonna, car je demande l’abandon » il le redit différemment plus tard : « on m’abandonna toujours…. Parce qu’on ne saurait m’atteindre, me toucher ». Grâce à ce passage on note que les raisons de cette solitude sont : Tout d’abord, il n’est pas en présence physique de sa famille, il a mis de la distance entre eux et lui. Ensuite, il ne correspond pas au mythe de fusion des corps et des cœurs avec les membres de sa famille. Enfin, Il éprouve un sentiment de solitude quel que soit le nombre de personnes qui l’entourent. Cependant, la crise est visible car non seulement il prend conscience de ce paradoxe mais il ne dit même pas pourquoi il recherche cette solitude qui pourtant le fait souffrir « je n’aime personne et je suis solitaire ». L’homosexualité de Louis qui est l’un des non-dits de la pièce autour duquel tournent certains des échanges est sans doute la cause de cette volonté d’éloignement. S’éloigner, c’est échapper au jugement de l’autre, c’est se protéger. On peut le comprendre dans une relation familiale qui peut être pleine d’attente, de tabous et de déceptions. Louis adopte donc une position fixe loin de sa famille pour plus de douze ans.  

En effet, cet éloignement a fait que Louis sait qu’il est déjà mort pour les autres car il s’est isolé même si sa famille ne sait pas encore la nouvelle. Son départ les a forcés à l’aimer, sans le voir, comme l’on ferait d’un défunt. C’est pour cela qu’au cours de la pièce on a l’impression qu’il est là sans être là. Notamment pendant l’ « Intermède » lorsque tout le monde le cherche mais il ne répond pas.  

2/ Une crise en mouvement  

Antoine est un des seuls personnages en mouvement dans toute la pièce. En effet, les personnages ont du mal à être dans le présent, d’où l’abondance du passé composé, ou du futur. Car on contemple toujours un autre temps, les souvenirs ou l’anticipation de l’avenir.  

Dans la scène 3 de la deuxième partie Antoine parvient à faire une tirade. C’est une partie clé de l’œuvre car pour la première fois, l’un des personnages est dans le présent en train de parler à quelqu’un en face de lui, ici Louis 

Antoine veut toujours fuir, il ne reste jamais en place. Il est opposé à son frère Louis, silencieux et statique. Antoine est bruyant, il parle beaucoup car il n’arrive pas comme son frère à rester dans le silence.  

Antoine est une personne qui ne supporte pas d’être figé sous l’étiquette du frère brutale d’où ses répliques : « brutal », je ne voulais pas être brutal, je ne suis pas un homme brutal, ce n’est pas vrai, c’est vous qui imaginez cela, vous ne me regardez pas, vous dites que je suis brutal, mais je ne le suis pas et ne l’ai jamais été » et « Je suis un peu brutal ? Pourquoi tu dis ça ? Non. Je ne suis pas brutal. » lorsque Catherine lui dit « tu es un peu brutal {…} parfois tu es un peu brutal » or ses actions et son langage le sont  notamment quand il dit à Louis « Tu me touches : je te tue. » 

Le théâtre c’est l’art de montrer. En effet, le genre théâtral valorise la mimésis que la mise en scène permet de mettre en valeur.  

La représentation cinématographique de la pièce par Xavier Dolan par exemple permet d’illustrer d’avantage le mouvement d’Antoine qui s’oppose à la fixité de Louis par les paroles et les gestes.  

Louis ne bouge pas beaucoup il marche lentement et son visage reste figé sauf pour « ces deux ou trois mots » et son « petit sourire ».  

Antoine parle fort il touche les autres personnages il bouge constamment dans tous les sens et menace même de frapper Louis.   

On retrouve cette notion de crise personnelle en mouvement dans le film « The Father » (le père) de Florian Zeller.  

La fille de son père atteint d’une maladie bouscule tout dans sa ville dont sa relation conjugale pour s’occuper de son père en l’accueillant chez elle. Elle essaye de tout changer pour que son père soit heureux mais il ne l’est jamais.  

Le père subit malgré lui une crise personnelle en mouvement à cause de sa maladie qui trouble sa mémoire. Ainsi, ces alentours sont toujours en train de changer : le décor de l’appartement change et les personnages changent d’apparence pour montrer au public ce qu’il ressent.  

3/ Des identités fluctuantes  

Les identités des personnages sont fluctuantes, elles s’enrichissent d’une pièce à une autre.  

Alors que Louis incarne la figure d’Ulysse qui doit reconquérir Ithaque Suzanne et Antoine ont évolué sans lui. Louis ne les connait plus. « Suzanne ne sait pas qui tu es » et Antoine dit : « il y a longtemps que tu ne me connais plus / tu ne sais pas qui je suis » 

Suzanne ressent une certaine fascination envers Louis, son retour lui rappelle la médiocrité et la banalité de sa vie. L’absence de Louis la déçoit. Elle dit : « Je voulais être heureuse et l’être avec toi ». Elle donne beaucoup d’importance à une relation qui au final n’existe pas car elle n’a jamais connu son frère et il ne la connait pas. La mère explique dans la scène 8 que Suzanne sera « triste à cause de ces deux ou trois mots » de Louis.  

Antoine en l’absence de son frère ainé et de leur père ressent le besoin de prendre la position de la figure masculine dominante, du bouc émissaire de la famille. Mais il échoue, Antoine est « dur » et « brutal quand il parle de » Louis « ou silencieux et refusant d’ouvrir la bouche ». Ainsi, Antoine ressent de plus en plus de rancœur envers son frère car il doit prendre une position de contrôle au sein de la famille qu’il ne sait pas gérer. Il s’agit donc d’une crise personnelle identitaire chez Antoine car les rôles familiaux ont été prédéfinis Antoine refuse les étiquettes. 

Malgré sa fixité l’état d’esprit de Louis n’est pas fixe il fluctue, notamment lorsqu’il se trouve face à la mort.  

Dans la scène 10 de la première partie Louis traverse plusieurs étapes psychologiques face à la mort : 

Il est égocentrique  

Il est haineux et veut prendre le contrôle de sa mort. Il veut avoir le choix de mourir. « je veux » « elle est ma décision » « je décide de tout ». 

Il ne veut pas que sa famille le regrette donc il se sacrifie « je me sacrifie ». 

Il est dans le déni car il veut fuir la mort en voyageant. 

La mort le rattrape et il l’accepte « Je perds. J’ai perdu. » 

Ce rapport à la vie et à la mort est universel. Par ailleurs, dans cette scène Louis parle de lui-même comme s’il était déjà mort et il est en train de faire son propre deuil. On pourrait dire qu’il suit les étapes du deuil de Kübler Ross (1969) : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation.  

Cette mort annoncée est aussi mise en avant dans l’intermède lorsque tout le monde l’appelle mais il ne répond pas. C’est comme s’il était là sans être là car il est déjà mort.  

II/ Crise familiale 1/ Les retrouvailles ont semé la crise 2/ Violence dans un huis clos 3/ Tonalité tragique au sein de la famille

II/ Crise familiale  

1/ Les retrouvailles ont semé la crise  

La pièce de Lagarce reprend la thématique du fils prodigue de la Bible qu’il a déjà développé dans d'autres pièces. En effet, Louis incarne la figure du fils prodigue. Cela est à l’origine de la crise familiale car lorsqu’il revient il est déjà déraciné de sa famille est de son lieu de naissance. 

Dans la scène 3 de la deuxième partie le personnage de Louis comprend qu’il est déjà mort pour les autres car il s’est isolé même si sa famille ne sait pas encore la nouvelle. Or, Louis se rend compte qu’ils sont devenus étrangers les uns aux autres. Il est un revenant, il revient du côté des vivants avec paradoxalement, la mission de dire qu’il va mourir 

Le fils prodigue est l’ainé de la famille donc lorsqu’il revient les autres personnages se concentrent sur ce fils qui s’est métamorphosé en une sorte d’idole.  

Louis se « plante » au centre de la famille ce qui crée inévitablement un déséquilibre familial et donc des conflits. Les autres personnages savent que Louis ne reviendra pas après encore 12 ans donc c’est leur seule chance pour dire tout ce qu’ils ont sur le cœur, toutes les choses non dites qu'ils gardaient jusque-là pour eux. 

Le retour de Louis vient bouleverser l’équilibre familial et réveiller les souffrances de chaque membre de la famille  

Une des grandes clés de lecture de cette pièce est le fait qu’il n’y a pas de déséquilibre entre les personnages. Il y a un équilibre des forces entre Louis et sa famille car tout le monde est à la fois victime et coupable. Les lecteurs ne peuvent pas prendre parti car personne n'incarne le rôle du gentil ou du méchant. Cela rajoute une strate de complexité à la pièce et à la crise familiale, puisqu’on ne peut pas mettre la faute sur une seule personne. 

2/ Violence dans un huis clos 

La violence psychologique dans la pièce est la plus visible dans le conflit entre les deux frères ennemis : Louis et Antoine. Le retour du fil prodigue pour Antoine est le retour du frère aîné rival, il réactive les complexes les passions et la jalousie. En effet les deux frères s’opposent dans une hiérarchie morale. 

Tirade émotive d’Antoine dans la deuxième partie, scène 3 :  

Antoine dénonce le manque d’authenticité de leur rapport. En effet chacun joue un rôle. Ainsi, Louis a créé des rapports de force et a donné ces rôles.  

Ce qui a obligé Antoine à être spectateur de sa souffrance car il n’a pas le droit de souffrir. 

Louis joue le rôle du mal-aimé, de la victime. Il est dans une certaine posture un certain texte, le silence et un certain genre théâtral, la tragédie. « C’est lui l’homme malheureux » 

À cause de Louis, Antoine s’est senti coupable d’une faute inconnue.  

En tant que porte-parole contre le fils aîné il étend ce sentiment à toute la famille « tu nous accables ». 

Cette relation fraternelle sans père nous rappelle les frères d’Œdipe : Polynice et Étéocle. Le combat entre ces deux personnages était inévitable sachant qu’il n’y avait pas une figure de l’autorité paternelle pour les séparer comme pour Antoine et Louis.  

La violence verbale est omniprésente chez chaque personnage mais surtout dans le dialogue d’Antoine et Suzanne.  

En effet, ils utilisent de mots familiers lorsqu’ils se disputent : « Ta gueule, Suzanne. » « Merde, merde et merde encore ! ». Mais aussi des menaces « Tu me touches : je te tue. » et la répétition de mots qui exprime leur souffrance : « impuissance », « le renoncement » et « l’abandon ».  

Ce choix de langage est minutieux car Lagarce souhaite dépeindre l’image d’une famille populaire qui subit une crise. 

Chez Xavier Dolan les gros plans, le travail sur la lumière et les couleurs qui évoluent dans le film créent un contraste et une rupture entre les personnages pour exprimer la complexité des relations familiales et la crise familiale.  

3/ Tonalité tragique au sein de la famille  

La pièce de Jean-Luc Lagarce n’est pas une tragédie en revanche on retrouve certaines caractéristiques propres à la tragédie qui témoignent de la crise familiale.  

Le prénom de Louis est porté par trois générations d’hommes ce qui donne une dimension héréditaire à cette histoire familiale. La tension entre les deux frères rappelle aussi les tragédies classiques.  

Le drame se traduit par deux choses. D’une part, l’incommunicabilité et d’autre part le départ de Louis  

L’intermède par exemple montre l’incommunicabilité car il s’agit avant tout d’une scène d’angoisse qui illustre la peur de la perte de l’autre. Notamment lorsque la mère crie Louis et il ne répond pas. La scène 8 de la première partie met en valeur l’incapacité de parler, car la mère parle pour ne rien dire. Il semblerait que tout le monde soit capable de parler à propos de quelqu’un d’autre d’une manière lucide.   

Le départ de Louis est aussi tragique car dans la pièce Dieu n’est pas présent il n’y a donc pas de fatalité divine. Louis a créé son propre malheur sans aucune justification. Il y a du tragique dans l’absence de tragique. Cela révolte la mère, Suzanne et son frère. Ils vont tenter de comprendre Louis mais échouent. De plus contrairement aux pièces tragiques il n’y a pas eu d’événement traumatique au sein de la famille qui a pu pousser Louis à partir.  

Au cours de la pièce tout est manipulé et anticipé. Ainsi toute l’action est déjà annoncée - En effet, les personnages parlent très rarement au présent ils se positionnent toujours dans le passé ou le futur  

III/ Crise de la parole 1/ Crise du langage 2/ Crise de la communication 3/ Le pouvoir du silence

III/ Crise de la parole 

1/ Crise du langage  

Les personnages sont incapables de trouver les mots exacts d’où l’abondance d’épanorthose, le travail de répétition, de correction, de précision avec les parenthèses qui tentent de dire. C’est pourtant ce que Louis fait pendant toute la pièce mais échoue car il n’y a pas de dénouement concret à la pièce. Ces procédés littéraires créent de la tension et témoignent de la recherche des personnages de tendre vers la perfection de dire. Alors que le « mot juste » n’existe pas.  

Néanmoins, les épanorthoses ne rendent pas leur propos plus clair. Au contraire elles le complexifient, comme le dit Catherine Brun : « Les reprises et les variations contribuent moins à renforcer la communication qu’à manifester les fragilités ». 

Par exemple, dans la tirade d’Antoine, deuxième partie, scène 3, les répétitions font émerger le tragique du personnage. 

Or Lagarce est sceptique par rapport au langage et il refuse l’achèvement. On voit cela aussi dans Dernier Remords Avant l’Oubli où le problème de propriété n’est pas résolu. Le langage ne permet donc pas de résoudre des conflits.  

Dans son œuvre Lagarce prouve qu’il n’y a pas assez de mots dans la langue française pour exprimer avec exactitude ce que l’on ressent. En outre, nous sommes tous dans des approximations quand on parle. Ce manque de précision est à l’origine de la crise de la parole. 

Phèdre de Racine énonce clairement le chaos « Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement ». C’est cette notion de la parole que Lagarce déconstruit car il énonce le chaos mais à travers un langage à la fois complexe et simple. En effet François Rancillac dit que le style de Lagarce est « un vocabulaire à la fois volontairement pauvre et d’une sophistication monstrueuse ». Eugène Ionesco a le même rapport au langage que le dramaturge. Il montre l’absurdité de la logique de la parole. Notamment, dans La Cantatrice Chauve où un langage courant et banal explose.  

L’intermède a d’une certaine manière le même effet car la scène déréalise le théâtre. La parole permet de construire une discontinuité entre la scène et le dialogue car les lecteurs ne savent pas si les scènes sont simultanées ou pas.  

2/ Crise de la communication 

Le langage chez Lagarce n’est pas adéquat pour se parler et se comprendre surtout en famille. Ainsi, Le dramaturge illustre l’incommunicabilité des tabous familiaux et les non-dits. 

Dans la pièce, les personnages ont du mal à se parler. « On s’entend mal » (Antoine dans les Pays Lointains). D’où les monologues ou les quasi-monologues. En effet, dans la pièce, il y a deux types de paroles monologiques : le vrai monologue et le pseudo-monologue. Il faut donc toujours se demander s’il s’agit d’une tirade, d’un pseudo-monologue ou d’un monologue. 

Par exemple après la tirade d’Antoine devant Louis on ne sait pas si Louis l’a réellement écouté car il ne réagit pas comme un frère. Il ne le prend pas ses bras. Cela rajoute donc une dimension tragique à la scène.  

C’est une des clés du texte. On ne connait jamais le statut de la parole, si la personne qui parle est entendue, si la personne parle à elle-même ou si les mots ont suffi pour communiquer. C’est le drame de la communication 

Les personnages vont rompre avec le quatrième mur pour communiquer avec le public au lieu de communiquer entre eux.  

Par exemple dans l’épilogue Louis s’adresse au public. Il brise l’illusion du quatrième mur en s’adressant directement au spectateur. Lagarce rompt la dimension mimétique du théâtre. 

De plus, dans sa tirade Antoine qui est devant les trois autres femmes de la famille qui sont restées muettes, dit « ceux-là » à la place de « celles-là ». Donc il ne peut qu'être en train de désigner le public. Le texte est  méta théâtral car les deux frères forment un spectacle pour les trois femmes, mais aussi pour le public. 

Ainsi il semble que les personnages arrivent à communiquer mieux avec le public qu’entre eux.  

3/ Le pouvoir du silence  

Le langage de Lagarce dans Juste La Fin du Monde est contemporain car Louis qui parle le moins a le pouvoir ce qui renverse le stéréotype théâtral qui donne le pouvoir et l’autorité à celui qui parle le plus. Sachant que le théâtre est l’espace de la parole absolue. Ici le silence a le pouvoir. « Le silence soit plus criant encore que le cri même » (Annie Colognat) 

Louis est riche de son silence « La bonté même » car il n’est jamais violent. Mais c’est ce manque de réaction qui crée le drame. Son silence a pour but de laisser les autres mieux parler mais elle provoque de la colère et de la confusion chez les autres personnages. Louis ne fait rien, ne dit rien donc on ne sait pas ce qu’il ressent on a juste notre perception.   

Selon Sylvian Diaz le silence incarne « L’échec du langage ». Si c’est le cas alors le silence de Louis est un échec dans la mesure où il est venu pour parler mais ne dit rien. Par ailleurs, dans la scène 5, Louis a une prise de conscience qu’il était déjà, d’une certaine manière, mort et qu’annoncer sa mort pour de vrai allait bouleverser cet équilibre donc il choisit le silence plutôt que la parole. 

Natalie Sarraute dans Le Silence, met en scène une sorte de « tropisme » qui est à l’origine du drame. Elle explore aussi la fonction du silence. Contrairement, à Lagarce la silence chez Sarraute est à cause du mépris que Jean-Pierre ressent vis-à-vis des autres personnages. C’est donc un silence qui est condescendant et qui condamne la conversation.  

CONCLUSION 

Ainsi, Juste la Fin du Monde met en scène une crise personnelle, celle de Louis. En revanche, son retour vient bouleverser l’équilibre familial et provoque une crise personnelle chez chaque personnage. En outre, cela déclenche une crise familiale qui est à la fois violente et tragique. Le drame se traduit par une crise du langage qui montre le pouvoir du silence dans la pièce. Par ailleurs, le style minimaliste, postmoderne et absurde de Lagarce illustre son rapport à la parole. Or le théâtre est le genre littéraire de la parole absolue donc c’est cette dernière qui pose les jalons de la crise personnelle et familiale. Tant que la parole est en crise, les personnages sont enfermés dans l’incommunicabilité. Néanmoins, on peut se demander s’il peut y avoir du théâtre sans la parole dans la mesure où pour Louis, le silence est le plus grand atout.  

 

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Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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