Un personnage en marge, Madame Bovary, Flaubert, étude linéaire du ch. 12

Personnage en marge

Etude linéaire
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Deuxième partie, chapitre 12

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie; et, tandis qu’il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves. 
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où  ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut 
 d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, 
des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par 
terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont 
la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin,  quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie. 
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Deuxième partie, chapitre 12 (1857)
 

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Problématique  En quoi cette scène de rêverie est-elle représentative du bovarysme ? 

Introduction 
Madame Bovary est un roman de Gustave Flaubert écrit en 1857. Cette oeuvre s'inscrit dans la lignée du mouvement réaliste, c'est son premier roman, il le rendra célèbre. L'héroïne éponyme souffre de la monotonie de sa vie partagée avec son époux Charles, médecin de campagne qui ne répond pas à ses attentes romantiques et la pousse à vivre dans des relations adultérines. 
Dans notre extrait, situé au chapitre 12 de la deuxième partie du roman, Emma, endormie, s'imagine un pays merveilleux avec son amant Rodolphe. 
Nous verrons en quoi cette scène de rêverie est repésentative du Bovarysme. 
Après avoir étudié l'apparence d'une vie commune, mouvement 1, nous analyserons la rêverie d'Emma en deuxième mouvement, la portée puérile d'un bonheur idéalisé du mouvement 3 et dans un 4ème mouvement, le retour à la réalité de mère et d'épouse. 


Problématique 
En quoi cette scène de rêverie est-elle représentative du bovarysme ? 


Mouvements du texte 
Mouvement 1 : Lignes 1 et 2. Une apparence d’une vie commune, un épisode de désamour
Mouvement 2 : Lignes 3 à 11. La rêverie d’Emma pour fuir la réalité de son quotidien
Mouvement 3 : Lignes 11 à 18. La portée puérile d'un bonheur idéalisé 
Mouvement 4 : Lignes 18 à 21. Le retour à la réalité de mère et d'épouse 

 

Mouvement 1 : Une apparence d’une vie commune, un épisode de désamour

Mouvement 1 : Une apparence d’une vie commune, un épisode de désamour
Dès la première phrase, le lecteur découvre un couple basé sur les apparences de la vie commune d’Emma et de Charles Bovary, dans laquelle tout est faux.  La première opposition entre la négation du verbe dormir « ne dormait pas », l’adjectif « endormie » et la locution verbale « faisait semblant » est révélatrice d’un épisode de désamour. Réunis dans la chambre conjugale, les époux sont éloignés dans leur sommeil et par leur rêve. Le champ lexical « ne dormait pas », « endormie », « s’assoupissait », « se réveillait », « rêves » en dit long sur les fantasmes séparés des personnages.  
Le narrateur par la conjonction de subordination « tandis que » dévoile ce que font simultanément les époux en adoptant une focalisation zéro, « et, tandis qu’il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves ». L’opposition entre les deux actions, s’assoupir, se réveiller est ainsi valorisée par le parallélisme, ensemble dans le même lit devenu symbole de leur séparation : Charles est près d’Emma qui fuit vers un ailleurs, vers « d’autres rêves ». 
 

Mouvement 2 : La rêverie d’Emma pour fuir la réalité de son quotidien

Mouvement 2 : La rêverie d’Emma pour fuir la réalité de son quotidien
Le narrateur plonge le lecteur dans la rêverie d’Emma qui pénètre dans ses pensées intimes par le discours indirect libre. Dans son rêve éveillé, l’héroïne éponyme s’imagine partir »au galop de quatre chevaux »ligne 3,  promesse d’une vie future heureuse loin de sa vie provinciale et monotone. 
Le bovarysme s’enrichit des topoï romantiques, d’un avenir partagé dans la passion avec son amant Rodolphe dont la présence est évoquée par le pronom personnel « ils », ligne 4.
Le voyage imaginaire d’Emma se confirme par le complément circonstanciel de moyen »au galop », les verbes d’action « elle était emportée » ligne 3, « ils allaient, ils allaient », ligne 4,  dont la répétition révèle le besoin d’évasion et valorise le mouvement de fuite encore connotés par les marques d’éloignement « galop », « emportée depuis huit jours » et le rythme saccadé des phrases.  
Le cadre de la rêverie est réaliste, c’est la chambre à coucher mais l’héroïne, nourrie de ses lectures, recréé un monde de fantasmes, un univers de fiction, « un pays nouveau », ligne 3, loin de son monde avec Charles, une fuite sans retour vers un ailleurs d’où « ils ne reviendraient plus », ligne 4,  comme le souligne le conditionnel pour exprimer l’irréalité du rêve valorisant ainsi le contraste entre les désirs du personnage et la réalité. 
Sont décrits, un lieu idéal, une vie idyllique pour le couple parfait, complice qui voyage « les bras enlacés », « sans parler ». Ce rêve romanesque fonctionne en duo, les verbes sont conjugués au pluriel dans ce rêve porteur des aspirations du romantisme.
Les songes reflètent les paysages les plus variés, « cité splendide », « les dômes, « les forêts de citronniers », « les gondoles », « des cathédrales de marbre blanc », « des clochers aigus » lignes 5 à 7. L’énumération et multiplication des adjectifs qualificatifs décrivent les éléments pittoresques du paysage imaginé et les lieux évocateurs de plusieurs pays : L’Espagne pourrait être évoquée par le « murmure des guitares » ligne 9, l’Italie par « les cathédrales de marbre blanc » ligne 6 et la France par la personnification « les clochers aigus portaient des nids de cigognes » lignes 6 et 7. 
Emma devient le centre d’un monde, guidée par une passivité bienheureuse. Le quotidien n’est plus, elle « était emportée », « des femmes habillées en corset rouge », ligne 8, offraient des bouquets de fleurs.
L’univers incohérent d’Emma est rempli de sensibleries et de clichés romantiques. L’évocation des paysages est parodique comme le suggère le rythme de la ligne 9 « sonner des cloches, hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines ». Les sens sont sollicités, l’ouie « les clochers » ligne 6, « les cloches », « les murmures », ligne 8, la vue « des cathédrales de marbre blanc », « les forêts » ligne 6, l’odorat « citronniers » ligne 6, « fleurs » ligne 8. On y retrouve également l’élément eau avec « les fontaines » ligne 9, « la vapeur » ligne 10, la personnification « des statues pâles qui souriaient sous les jets d’eau » ligne 11, l’élément terre, « dalles, « par terre » ligne 8, « pyramide » ligne 10 et l’élément air suggéré par les parfums des « fleurs » ligne 8 et des « fruits » ligne 9 et les « cigognes » ligne 7. 
 

Mouvement 3 : La portée puérile d'un bonheur idéalisé 

Mouvement 3 : La portée puérile d'un bonheur idéalisé 
La rêverie d’Emma se poursuit, on y retrouve les thèmes romantiques. 
Le passage de l’imparfait au conditionnel évoque le monde utopique de l’héroïne qui ne trouvera jamais un bonheur équivalent dans sa vie, « Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent… C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre ». 
Projection des fantasmes d’Emma qui fait preuve d’une imagination débordante, d’images toutes faites qui se juxtaposent sans lien, sans cohérence pour localiser et nommer ces lieux imaginaires dignes d’une carte postale. Ce monde hors du temps est une satire du romantisme.
Les songes de l’héroïne sont marqués par l’indéfini « un village de pêcheurs », ligne 11, « des cabanes », ligne 12 et « une maison basse », « un palmier », ligne 13. 
La vie rêvée est sans obstacle, agréable, paisible, en accord avec la nature,  divertissante grâce au parallélisme de construction « ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac », ligne 13.
 Les nombreux verbes au conditionnel présent à valeur d’irréel, « s’arrêteraient », « habiteraient », ligne 13, « se promèneraient », «  se balanceraient », « serait », ligne 14 et « contempleraient », ligne 16, confirment que le rêve n’est pas dans le champ des possibles. 
L’exotisme du rêve est connoté par le « palmier », ligne 13, « la mer » et la gondole », ligne 14, tandis que la liberté est suggérée par la comparaison de la ligne 15, « leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie ».  La contemplation se traduit dans la comparaison « toute chaude et  étoilée comme les nuits douces qu’ils contemplaient ». 
Le rythme binaire de la ligne 15 « facile et large » met en évidence la portée puérile du bonheur idéalisé également soulignée par l’irréalité de l’énumération « horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil », lignes 17/18 et le pronom « rien », « Rien de particulier ne surgissait ». 
Le jaune des citronniers, le rouge des corsets laissent place à une vie rêvée plus ordinaire ainsi que le confirme l’adjectif « bleuâtre » et la comparaison « se ressemblaient comme des flots », lignes 17 et 18.
 

Mouvement 4 : Le retour à la réalité de mère et d'épouse 

Mouvement 4 : Le retour à la réalité de mère et d'épouse 
Dès la ligne 18, la conjonction de coordination "Mais" marque le retour à la réalité et au point de vue omniscient. Sortie de son rêve, Emma se confronte à la dure réalité dont la brutalité est connotée par les allitérations en "S", "se mettait à tousser dans son berceau" et en "R", "Bovary ronflait plus fort", "ouvrait les auvents". 
La conjonction marque l'opposition entre la douceur du rêve et la brutalité de la réalité de sa vie monotone de mère et d'épouse. Le caractère trivial du ronflement est souligné par le comparatif "plus fort". 
Emma cherche de nouveau refuge dans le sommeil, elle "ne dormait que le matin", un champ lexical du sommeil qui fait écho au début du texte "Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie". L'aube traduit le retour à la vie réelle et l'inadéquation d'Emma à la réalité puisqu'elle s'endort le matin quand toute la ville s'éveille. 
L'imparfait de répétition met en avant l'aspect cyclique de notre extrait qui se termine par le triomphe de la réalité et le sommeil d'Emma. 
A la fin du passage, le narrateur évoque "la pharmacie" anticipant ainsi la fin du roman avec le suicide d'Emma par arsenic. 
 

Conclusion
Ainsi, cette scène de rêverie est bien représentative du bovarysme. Nous ne manquerons pas de souligner l'ironie de Flaubert à l'endroit du rêve d'Emma dont les fantasmes sont ceux des romans sentimentaux dont l'auteur parodie les voyages romantiques de manière ironique pour en souligner la fadeur. 
Nous retrouvons ce contraste entre l'idéalisation romantique d'Emma et la réalité triviale jusque dans les derniers instants d'Emma. 
L'auteur plonge définitivement son anti-héroïne dans l'insignifiance absolue.  
 

Question de grammaire 
 « Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre […] » Identifiez et expliquez le choix du conditionnel que l’on trouve dans cette phrase.
Les verbes au conditionnel présent dans cette phrase évoquent l’idée d’une impossible réalisation du rêve d’Emma. Ils n’ont qu’une valeur de souhait. L’auteur suggère que l’héroïne vit dans l’illusion. 
 

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